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Journal de bord d’un ingénieur culturel

Chaque lundi, l’agence se réunit pour faire le point sur les projets en cours. Une réunion « technique », censée passer en revue de façon pratique les dossiers, mais qui suscite toujours des questions qui dépassent largement le point d’étape, nos dossiers étant traversés par toute l’actualité, par tous les domaines de l’activité humaine et des fantasmes humains. Alors, si de prime abord un ingénieur culturel ne semble pas au cœur d’une action susceptible de produire un journal de bord trépidant, peut-être qu’en cette rentrée 2020, qui n’a peut-être que la rentrée littéraire d’inchangée, si.

Ecrit à la première personne, ce journal de bord regroupe les points de vue personnels des membres de l’équipe de l’agence, qui s’expriment librement selon leurs sensibilités et expériences individuelles, partageant ainsi l’intérêt, la curiosité et les réflexions sociétales qui les attachent à leur métier.

Préambule

 

Un ingénieur culturel, personne ne sait ce que c’est n’est-ce pas ? Seules les personnes concernées, sans doute, savent de quoi il s’agit puisqu’elles, ou leurs pairs, ont vécu l’avènement de la profession, l’ont pour la première fois nommée, en juxtaposant deux termes qui ne s’étaient jamais côtoyés auparavant.

Je n’avais jamais vraiment songé au processus de gestation, de naissance, et de croissance des professions. La profession préexiste à son nom. La profession est un rôle, la fonction d’un homme ou d’une femme dans l’organisation sociale, elle définit et légitime son périmètre d’action dans la communauté. Les contours du métier sont définis par le besoin. Le périmètre de l’activité et la tâche s’arrêtent là où le besoin de la communauté est assouvi.

Issue de la génération Y dite aussi « millenials », j’exerce un métier qui n’existait pas à ma naissance, mais qui s’est formalisé avant la vulgarisation de l’ordinateur (je ne crois pas qu’on parlait déjà de « numérique ») et d’Internet. Une profession qui existe grâce aux générations précédentes, à l’éducation populaire, à la politique de décentralisation d’André Malraux et ses maisons de la culture dès les années 60, à mai 68… Une profession née entre deux ères et les embrassant toutes.

Je suis donc ingénieur culturel.

Claude Mollard, brillant énarque qui a façonné et écrit l’histoire des politiques culturelles françaises et de ses institutions depuis les années 70, a sans doute été le premier a juxtaposé l’ingénierie et la culture, en 1986, par l’édition d’un ouvrage aux éditions La différence, clarifiant le besoin et le périmètre d’action : « Profession : ingénieur culturel ». Peut-être comme cela arrive souvent pour les inventions, à un autre point du globe, un anglophone prononçait-il au même moment « oh, you’re just like a cultural engineer indeed ! » Mais j’en doute, car la traduction de notre profession a pu faire lever le sourcil de nos interlocuteurs anglophones, en tous cas, à l’époque récente où nous n’avions pas encore à concevoir et mettre en œuvre la féminisation de métiers pensés au masculin. « Cultural engineer » semble aujourd’hui acceptable et l’anglais a cela de pratique qu’il se soucie peu de savoir si l’on pense « ingénieure culturelle » ou « ingénieure de la culture » – puisqu’après tout, ce n’est pas la femme qui est cachée derrière le masculin qui est culturelle.

Dans l’administration publique et les salles de spectacles, « consultant.e spécialisé.e en culture » reste parfois plus parlant, bien que lorsqu’on a goûté au titre d’ingénieur culturel et pris la mesure de toutes ses nuances, on ne peut que craindre alors de passer pour des oracles de passage que l’on sortirait d’une boîte pour étayer ou dénigrer quelque thèse ambitieuse. Ceci étant dit, je ne suis pas sûre au sein de l’agence que nous soyons tous du même avis, certains, certaines, étant attaché.es à la notion de conseil.

Quoiqu’il en soit, les contours de notre métier ont bien été définis, avant même d’être nommés, par de réels besoins assouvis par de réelles compétences, et une fois nommer le spectre (de notre activité et de son incarnation), une organisation socio-professionnelle s’est mise en place à partir notamment d’un développement exponentiel de formations spécialisées, accroissant la reconnaissance et la valeur de la profession.

L’ingénierie se définit comme une discipline d’application scientifique. Scientifique ? Qui est conforme aux exigences d’objectivité, de méthode, de précision de la science. Or, quoi de plus « non scientifique » que la culture, vivante, mouvante, spontanée, inattendue, de l’ordre de l’émotion, du souvenir, du sentiment, plus que de la raison ? Justement l’ingénieur culturel a pour tâche d’ordonner cette matière, de sculpter des clés de lecture et des portes d’entrée, de proposer un début et une fin, de dessiner les contours de ce qu’on pourra trouver entre les deux, d’identifier les convives avec lesquels on pourra partager l’expérience et d’en esquisser les conditions de réalisation.

L’ingénieur culturel organise le désir culturel des élus, des directeurs de l’aménagement, des directeurs de la culture, des associations de citoyens, des directeurs de musées, de cinémas, de théâtres, de salles de concert, des entrepreneurs d’aujourd’hui, des grands mécènes d’hier et le façonne, sur mesure, sur place, pour qu’il prenne la forme qu’il sied à l’espace-temps dans lequel il va venir s’intégrer, au sein d’une communauté humaine qui lui préexiste et à qui il est destiné. L’ingénieur culturel donne un sens à ce désir, il en écrit l’histoire, il lui donne une réalité, une forme, une couleur, des tuteurs.

Pour cela, il y a une méthode, un travail ordonné selon un processus rationnel (comprendre, entendre, comparer, questionner, mettre en adéquation, appliquer) avec des principes, des règles et des étapes qui permettent d’atteindre la connaissance et la démonstration d’une forme de vérité, qui sera le résultat : un projet culturel. Nous sommes d’ailleurs tous, au sein de l’agence, chefs de projet (ou cheffes de projet, bien sûr !).

Quant à la culture plus largement, dès lors que nous levons la tête, pour quitter le tracé de notre projet, nous constatons qu’elle est faite d’une myriades d’autres lignes, comètes fugaces, longues traînes, pointillés, tracés qui s’entrecroisent, se percutent, s’emmêlent puis chutent ou s’entremêlent et filent plus haut encore. C’est beau, c’est vaste, on pointe une constellation en reliant des points entre eux et on lui trouve un sens, on lui donne un nom, elle devient comme un fétiche, puis elle disparait et nous allons chercher du sens ailleurs. Il est bien impossible de penser l’univers devant nos yeux dans son ensemble, de dire dans quelle direction il peut bien chercher à se rendre, puisque par définition il est ce qu’il contient, et que rien de ce qu’il contient, ni aucune des personnes qui le contemplent, ne cherchera à rejoindre ou à relier les mêmes points. Et pourtant, il faut bien conseiller des politiques culturelles, passées de leur fondement basé sur l’accès de tous à la culture et la protection des artistes à un outil de gestion, de régulation et d’orientation : quelle direction donc ?

En 2020, alors que la somme de ce qui existe a été bousculée par une ligne un peu plus grosse, un peu plus longue, la Covid-19 et ses confinements, une ligne à la tête de bélier qui est venue sectionner de nombreuses trajectoires, qui est venue séparer des points qui cherchaient à se rejoindre ou qui étaient voués à se rencontrer – mais qui a aussi, sans doute, dans l’agitation qu’elle a créé parmi les particules qu’elle est venue bousculer, généré des fusions inattendues, des marche-arrière, des retrouvailles, des réactions chimiques, des réactions nucléaires – on peut se demander néanmoins dans quel sens nous devons tracer notre route désormais : s’arrimer à quoi, se relier à qui, lorsque c’est encore physiquement possible ?

Chaque lundi, l’agence se réunit pour faire le point sur les projets en cours. Une réunion « technique », censée passer en revue de façon pratique les dossiers, mais qui suscite toujours des questions qui dépassent largement le point d’étape, nos dossiers étant traversés par toute l’actualité, par tous les domaines de l’activité humaine et des fantasmes humains. Alors, si de prime abord un ingénieur culturel ne semble pas au cœur d’une action susceptible de produire un journal de bord trépidant, peut-être qu’en cette rentrée 2020, qui n’a peut-être que la rentrée littéraire d’inchangée, si.