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Juillet / août 2021.

La dernière page du journal de bord s’arrêtait une nouvelle fois sur la crise sanitaire. Au risque de lasser ? Quelle est la temporalité d’une crise ? Eh bien, une crise se définit avant tout par le caractère soudain et violent de sa manifestation, et non par sa durée. N’y aurait-il rien à d(écrire) sur nos affaires culturelles en dehors de leur interaction avec le virus ? Il semble difficile de faire abstraction de ce révélateur de l’activité humaine, fruit de notre culture au sens large, de notre manière d’être ensemble et d’être au monde, et source de réactions propres à cette culture.

Dans les semaines qui ont suivi cette dernière page, je me suis essayé à l’écriture d’un conte. Il était question d’un équipement culturel, d’une école de pratique artistique, d’une association et d’un service culturel municipal réunis dans un même bâtiment (sous un même toit) et ne parvenant plus à partager, ni leurs publics, ni leurs espaces. Ces entités étaient acculées dans une logique de concurrence malvenue à une époque où la concentration d’acteurs divers dans un même site suscite un engouement proche de la passion, qui comme chacune d’elle à son nom, en l’occurrence le « tiers-lieu ».

Le défaut d’un conte, dans l’exercice du journal de bord, est son caractère atemporel.

Et puis il y a autre chose.

Un conte se définit par son ambition : il est destiné à distraire. Mon histoire de tiers-lieu était vouée à l’échec car, s’il est une autre passion contemporaine, c’est bien celle du « storytelling ». Là où le conte revendique une forme de naïveté et de gratuité, le storytelling a l’étoffe de la stratégie et de l’efficience.

Si diverses publications, trouvant leur source dans la note de conjoncture de l’Observatoire des Politiques Culturelles (Synthèse de la « Note de conjoncture sur les dépenses culturelles des collectivités territoriales et leurs groupements (2019-2021) »), publiée en février 2021, annoncent qu’en dépit d’un contexte tendu pour le monde culturel, nous pouvons compter sur une stabilité des efforts financiers dans la majorité des collectivités en 2021, c’est sans doute en partie grâce au storytelling. Les territoires ont compris que la culture est un outil puissant de leur stratégie marketing, à l’adresse des touristes, des étudiants et des futurs habitants à attirer pour dynamiser les commerces, dynamiser l’activité économique, et ainsi maintenir la fiscalité des villes, donc le nombre de classes ouvertes, les services publics, et in fine les infrastructures routières comme ferroviaires… Les territoires ont compris que la culture est un produit d’appel indispensable pour maintenir leur place sur la carte, pour grossir le point qui fixe leur position à l’échelle nationale, pour épaissir les traits rouges, jaunes ou noirs pour y parvenir.

Le storytelling est éminemment lié à l’espace. Il raconte un « ici et nul part ailleurs », et pourrait s’affranchir du temps s’il n’était pas aussi une injonction au « maintenant » (« venez ici et maintenant »), là où mon conte pouvait au fond se dérouler n’importe où, n’importe quand, et n’attendait rien en retour.

Imaginons le monde comme un planisphère d’enfants : des océans uniformément bleu profond, des continents agrémentés de dessins pittoresques (des arbres robustes, des habitats typiques, des personnages souriants dans leurs costumes traditionnels…). La concurrence des territoires n’a, convenons-en, sur le plan culturel, aucun sens. La concurrence entre collections uniques et monuments patrimoniaux non plus.

La concurrence des capitaux culturels n’est-elle pas le résultat d’un storytelling généralisé, devenu l’indispensable effet levier de tout investissement ?

La culture ne devrait-elle pas s’en dissocier à tout prix pour demeurer un conte, ou le réhabiliter ?

Les politiques culturelles ne devraient-elles pas être garantes d’une culture-exception, forme de poésie et de rêverie dissociables d’une injonction au déplacement et à la consommation, qui plus est dans une période extra-ordinaire où la mobilité (des œuvres, des artistes, des publics…) est réduite à sa portion congrue, à une époque où les vacances demeurent de toutes façons inaccessibles pour une grande partie de la population (française et qui plus est mondiale !) et où l’art est pourtant toujours essentiel à l’épanouissement de l’âme et de l’humanité ?

La visite d’une grotte ornée de peintures préhistoriques datant de plus de 20 000 ans achève de me questionner sur le sens de nos politiques publiques contemporaines, ces mêmes politiques auxquelles je dois de pouvoir visiter la dite grotte.

Comme dans une mauvaise visioconférence où le floutage de mon arrière-plan absorbe parfois jusqu’au stylo que j’ai dans la main ou intègre au contraire à ma chevelure l’ampoule au-dessus de ma tête, ma vision de la vie culturelle cet été est envahie de glitchs : la culture telle que nous avons souhaité la retrouver (des musées et des cinémas ouverts, des festivals de musique…) se confronte à la culture telle que nous aurions peut-être aimé la voir se réinventer (sans murs, sans horaires, sans fard, sans habitudes, sans manières…) créant des distorsions – des glitchs – où passé et futur entrent en friction avec un présent qui a des allures de sourire forcé.

Dans les espaces climatisés de telle fondation de telle métropole, les œuvres, venues de si loin, semblent arrachées au réel, isolées sur leur socle blanc dans de vastes salles climatisées au sol marbré. Dans une autre exposition d’un musée municipal de capitale régionale, une pertinente exposition s’intéressant au vivant semble quant à elle d’autant plus hors sol qu’elle rechigne à avouer qu’elle se serait épanouie à l’air libre, sur le sol dont elle a fait son sujet, se contentant de recouvrir de terre une salle d’exposition, de blé les murs d’une autre, et de plants d’herbe bien arrosés les éléments de scénographie.

Nous assistons assis la bouche ouverte sous nos masques à des concerts d’autant plus inoubliables que ce sont les premiers depuis de trop nombreux mois, avant que le festival qui les programme ferme ses portes dès 22h dans un calme inquiétant, hypothéquant la nuit.

Les films programmés en salle disparaissent aussitôt apparus dans la grille de programmation à la façon d’une avance rapide sur image ou d’un écran de bandit-manchot incontrôlable, tandis qu’ils sortent pour certains simultanément sur les plateformes de VOD.

Dans un petit musée d’art et traditions populaires que je visite avec une attention et une acuité rares, j’ai le sentiment d’être chez un hôte qui aurait les solutions à ce que nous vivons (une organisation de la vie rurale, une spiritualité qui modèle un art funéraire cosmogonique, des rites de convivialité…), mais notre histoire contemporaine semble en contraste inconcevable comme le serait un fantôme, et je m’assois, découragée, dans cet environnement familier et désuet, dont les objets souriants semblent irrémédiablement inaccessibles.

J’ai l’impression que nous venons de rompre la communication.

Cet été, comme les voyages que nous avions prévus avant mais que nous ne désirons plus maintenant, l’offre culturelle et son format (son espace-temps) ne cadrent plus pleinement avec nos préoccupations. Entre les espaces pensés comme des services culturels publics de proximité, mais en pilotage automatique, et une culture de l’inédit, du spectaculaire, de l’exceptionnel (de l’ici maintenant et nul part ailleurs) manipulée à des fins économiques, il y a comme une page blanche, une liaison coupée. Pris dans une institutionnalisation et une économie qui les dépassent, les espaces-temps culturels sont-ils encore capables de réagir ?

Une autre dimension est pourtant possible, mais ne l’est-elle pas ailleurs qu’entre ces murs que nous connaissons, que sur ces sols lisses sur lesquels jamais tous nous ne viendrons ?

En 2016, tandis que Netflix arrive en France, le réalisateur et artiste Mikael Arnal et la distributrice Agnès Salson opèrent un tour d’Europe des cinémas indépendants, c’est-à-dire des cinémas concrètement pensés, bâtis et gérés par des collectifs et des citoyens animés de l’envie de créer par eux-mêmes des espaces de partage et de rencontre. Souvent, ces citoyens se sont rapprochés à l’origine pour défendre un bâtiment, pour se rebeller contre une fermeture. Ces lieux culturels s’éloignent des logiques industrielles, ouvrent une brèche dans le modèle de l’institution et de l’économie culturelle. Arnal et Salson consignent dans Cinema Makers (édité par Le Blog documentaire) vingt-deux exemples d’espaces qui proposent une autre relation à leur public : celle de la participation, de l’apprentissage et de la transmission ; une logique de programmation qui fonctionne par plaisir et non par ligne tracée, combinant blockbusters , films d’auteurs, clips et s’affranchissant des pairs et des recommandations ; des lieux systématiquement associés au vivre-(tous)-ensemble avec bars, restaurants, garderies, espaces de travail ; des structures expérimentant d’autres modèles de gestion (coopérative, association, autogestion…). Tous constituent des expériences sociales plus qu’artistiques.

COAL Art et Ecologie, association de mobilisation des artistes et acteurs culturels sur les enjeux sociétaux et environnementaux, et Fibois France, la fédération des interprofessions régionales de la filière forêt-bois, ont créé quant à eux cet été l’association Nuits des forêts pour une première édition du festival éponyme : trois jours et trois nuits de rencontres, balades, débats, performances, installations artistiques, expériences collectives et participatives dans les forêts proches de chez nous. L’ambition : retisser des liens sensibles avec la vie sauvage et créer de nouveaux récits sur la place que nous y occupons ; réenchanter les forêts un court instant pour générer des engagements individuels et collectifs de long-terme ; réveiller notre responsabilité profonde en même temps que notre nature sauvage. Quel meilleur endroit que la forêt pour débuter un conte ?

Le désir pour de nouvelles histoires capables de prendre la tangente est général. Comment réensauvager la culture, laisser des espace-temps où faire intervenir le moins possible les « puissances » publiques dès lors qu’elles sont animées par une « stratégie » ? Est-il possible d’observer comment l’écosystème artistique et culturel s’empare de sa liberté, est capable de faire apparaître les territoires comme de vastes « tiers-lieux », tant à la mode, à échelle 1 ? Pourrait-on laisser du champ aux cultures de chacun et chacune (les fameux droits culturels) ? Doit-on imaginer dans le futur des Parcs Régionaux Artistiques et Culturels (les PRAC ?), ou des grottes ( !), pour préserver à la lumière d’une chandelle le conte et le rêve, le naïf et le gratuit, sans renier l’intelligence mais en réinterrogeant l’excellence ? Les institutions culturelles sont-elles déjà en soi les uniques PRAC que nous n’aurons jamais, et qu’il convient peut-être de remodeler, de réveiller, ou de réenchanter, avant qu’ils ne s’assèchent ou s’automatisent ?

Je n’ai pas de réponses à mes doutes, et nos impressions sont sans doute faussées par cet étrange été, mais j’ai néanmoins l’intuition qu’une politique culturelle publique à partir de 2021 doit renouveler son approche de l’ici, du maintenant, de l’ailleurs, voire du « nous », sous peine de bugger.

Chaque lundi, l’agence se réunit pour faire le point sur les projets en cours. Une réunion « technique », censée passer en revue de façon pratique les dossiers, mais qui suscite toujours des questions qui dépassent largement le point d’étape, nos dossiers étant traversés par toute l’actualité, par tous les domaines de l’activité humaine et des fantasmes humains. Alors, si de prime abord un ingénieur culturel ne semble pas au cœur d’une action susceptible de produire un journal de bord trépidant, peut-être qu’en cette rentrée 2020, qui n’a peut-être que la rentrée littéraire d’inchangée, si.

Ecrit à la première personne, ce journal de bord regroupe les points de vue personnels des membres de l’équipe de l’agence, qui s’expriment librement selon leurs sensibilités et expériences individuelles, partageant ainsi l’intérêt, la curiosité et les réflexions sociétales qui les attachent à leur métier.