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5 000 divisés par 400 multipliés par 12,5

By 9 mars 2021mars 25th, 2021Journal de bord

Février 2021. 2/2

A Commes dans le Calvados en Normandie, deux jeunes agriculteurs ont créé le premier tiers-lieu agri-culturel dont nous entendons parler. Le principe : transformer une partie de la ferme, dédié au maraichage bio et à la permaculture pour accueillir le public local ou de passage et organiser des rencontres conviviales autour de thématiques agricoles et culturelles (la première édition du Festival « Soyons demain » à l’été 2020 a attiré 1000 participants). Les contributions permettront de financer la réhabilitation d’un corps de ferme en une salle de spectacle et une auberge de jeunesse, avec l’idée de ne pas attendre « les éventuelles subventions » et de lancer à la place des « chantiers participatifs ».

Sur Carnets de Campagne (France Inter), Philippe Bertrand interroge le Président de l’association : « Ouvrir un tiers lieu dans un espace aussi rural,aussi peu peuplé (419 habitants), est-ce que ce n’est pas une prise de risque,  est ce que ça correspond à un véritable besoin indépendamment des motivations que vous avez partagé ensemble pendant le confinement ? »

Je lève un sourcil, puis deux. 419 habitants, c’est à deux habitants près l’exacte population de Mellionnec dans les Côtes d’Armor en Bretagne, qui résiste à la désertification et ne cesse d’attirer de nouveaux habitants grâce à Ty Films, association qui organise depuis 2007 les Rencontres du film documentaire. Ces rencontres ont donné naissance à une Maison des Auteurs ouverte toute l’année, et rendu possible le projet de la Skol Doc, un centre de formation dédié au cinéma documentaire. Dans ce sillage, une épicerie bio coopérative, une librairie-café, et un Village coopératif comprenant auberge, jardin, ateliers, se sont développés.

Je songe à Yuval Harari pointant du doigt dans son best-seller Sapiens la capacité de notre espèce, à la différence du chimpanzé, à coopérer au-delà de 150 individus (donc au-delà des individus connus, avec lesquels nous avons une expérience relationnelle et que nous pouvons reconnaître) grâce à notre aptitude à produire une « colle mythique » c’est-à-dire toutes sortes de fiction telles que les réseaux commerciaux, les célébrations de masse et les institutions politiques…

« La communauté est déjà très large notamment par les mangeurs […], c’est à peu près 200 familles qui viennent se nourrir en légumes par semaine. Les gens viennent déjà pour profiter des fruits, des légumes et il y a une réelle attente on l’a vu par nos premières actions [culturelles] » répond Aurélien Marie, Président du tiers-lieu agri-culturel normand, à Philippe Bertrand sur France Inter. A Mellionnec, les Rencontres du film documentaire vont aussi de pair avec l’épicerie Folavoine, la micro brasserie Grobul, la boulangerie bio L’Arbre à pain. « Avec Ty Films, on s’est appuyés l’un sur l’autre. On avait les mêmes envies et on s’est rendu des services. Aujourd’hui, le village, avec son école, son épicerie, son éclectisme associatif, les possibilités de boulot qu’il peut apporter, fait envie dans sa globalité » commente Didier Ollivier de l’Arbre à Pain dans Libération en juillet 2017.

Et si entre le taille « naturelle » maximale de 150 individus qui ne nécessite ni rangs officiels, ni titres, ni codes de loi pour maintenir l’ordre, et les cités de plusieurs dizaines de milliers d’habitants il y avait une forme de coopération humaine efficiente possible basée à part égale sur le besoin alimentaire et le besoin culturel ? Une forme de renversement du « stress de la culture » narré par Yuval Harari où les surplus de nourriture confisqués aux paysans épuisés ont permis de nourrir l’infime minorité de l’élite qui remplit les livres de l’histoire… ?

Comment ne pas songer alors à ce chiffre de 5 000, la jauge maximale qui sera autorisée, « si tout va bien » pour les festivals culturels de l’été 2021, à condition qu’Homo Sapiens demeure assis (annonce de la Ministre de la Culture du 18 février 2021) ? Comment ne pas lire ce chiffre avec un autre regard, celui de 12 villages ou plus, peut-être privés de nourriture par ailleurs, l’ouverture des zones bars / restauration des futurs festivals dépendant de la réouverture conjointe des bars et restaurants en France, fermés depuis des mois ?

Le festival parisien Solidays (228 000 spectateurs en 2019), a renoncé. Le festival des Vieilles Charrues à Carhaix (280 000 entrées en 2019) se réjouit de retrouvailles possibles malgré tout. Le festival des Francofolies (plus de 150 000 festivaliers en temps normal) approuve (spontanément ?) la décision : «il y a plein d’artistes qui rêvent de jouer devant 5.000 personnes ». On a pu lire néanmoins que le festival était d’ores et déjà à guichet fermé. Jean-Paul Roland, directeur des Eurockéennes (130 000 festivaliers sur 4 jours) réagit autrement : « On est sous le choc, dos au mur. […] Les réponses sont claires, 85% des sondés ont dit qu’ils ne viendraient pas si c’était un festival assis », se désole-t-il. Annulation aussi du Hellfest «  5.000 metalleux assis et distanciés, ce n’est pas possible ». Au fond, les festivals ne sont-ils pas avant tout de formidables exutoires responsables, événements où la rencontre et l’inconséquence sont possibles ? N’agissent-ils pas comme des contre-célébrations nécessaires de nos réalités contemporaines ?

Philippe Bélaval, Président du Centre des Monuments Historiques prévient : « Il y a une controverse que je vois monter dans les milieux culturels : celle de savoir si les manifestations de grande ampleur seront encore adaptées au “monde d’après”, tant du point de vue budgétaire qu’opérationnel. Le CMN n’y renoncera pas, car dans les prochains mois et années, il va nous falloir travailler avec le public de proximité […] Les événements permettent justement de revenir voir un monument que l’on croit bien connaître. » CQFD. D’ailleurs, Philippe Béleval est poussé un peu plus loin dans ses retranchements et consent à citer d’autres stratégies « pour rebondir », notamment « envisager les monuments comme des tiers-lieux pour reconstruire le lien social ».

Le lien social. Voici au fond toute l’équation. Une complémentarité entre 1) un groupe de bavardage, 2) une coopération logique basée sur la nourriture vitale et intellectuelle redonnant du sens, ou du naturel, à nos fictions (à notre « colle mythique »), et 3) des exutoires à ces fictions, ou à la réalité qu’elles ont fait advenir…

Reste à savoir, alors, si l’on pourra exulter sans boire ni manger !

Chaque lundi, l’agence se réunit pour faire le point sur les projets en cours. Une réunion « technique », censée passer en revue de façon pratique les dossiers, mais qui suscite toujours des questions qui dépassent largement le point d’étape, nos dossiers étant traversés par toute l’actualité, par tous les domaines de l’activité humaine et des fantasmes humains. Alors, si de prime abord un ingénieur culturel ne semble pas au cœur d’une action susceptible de produire un journal de bord trépidant, peut-être qu’en cette rentrée 2020, qui n’a peut-être que la rentrée littéraire d’inchangée, si.

Ecrit à la première personne, ce journal de bord regroupe les points de vue personnels des membres de l’équipe de l’agence, qui s’expriment librement selon leurs sensibilités et expériences individuelles, partageant ainsi l’intérêt, la curiosité et les réflexions sociétales qui les attachent à leur métier.