Avril 2021.
On se souvient du rejet qu’avait suscité les premières lignes écrites par Leila Slimani (autrice d’Une chanson douce, prix Goncourt 2016) dans le premier article du Journal du confinement que Le Monde lui avait confié, dès le 18 mars 2020. Cristallisant nos inégalités face à la situation, l’écrivaine décrivait une retraite contemplative dans sa maison de campagne, s’arrogeant la colère de « ceux qui n’ont pas de vie de secours » (Diane Ducret dans Marianne). Je me souviens avoir lu ensuite dans les médias les avertissements de plusieurs éditeurs et directeurs artistiques décrétant : « nous ne prendrons en compte aucune œuvre de confinement ». Ces paroles sont aujourd’hui difficiles à retrouver, écrasées par plus d’un an d’actualité quotidienne sur le même sujet, peut-être aussi sciemment effacées parce qu’obsolètes. Il était alors question de pudeur et d’humilité, toute création produite dans l’urgence de la situation inédite que nous étions en train de vivre pouvant être suspectée d’opportunisme. D’ailleurs, plusieurs « vrais » artistes avaient pris la parole pour souligner au contraire combien le confinement ne leur inspirait rien, combien cette fermeture au monde et à l’autre était parfaitement contre-productive, incarnant alors un art non pas nombriliste et introspectif mais généreux et ouvert, résolument tourné vers l’autre. Et puis…
Et puis, quelques semaines après, il y eut des appels à projets thématiques (des initiatives publiques -« Photographier le confinement en Bretagne » par le Musée de Bretagne…-, ou privées -« Par ma fenêtre : filmez ce que vous voyez au travers d’une fenêtre de chez vous, et racontez un souvenir important » par le cinéaste Benoît Labourdette, repris par le Festival de Valence…). Il y eut des films sur le sujet (« Confinés dehors » de Julien Goudichaud , « Twice » de John Smith…) ou tirant parti de la situation (« Strasbourg 1518 » de Jonathan Glazer, « In my room » de Matti Diop…), des séries photographiques (« Don’t You Forget About Me » de Ricky Adam sur les plantes oubliées – et desséchées- dans les open spaces…) mais aussi des sourires forcés (« Confinement en œuvres » de Manu Larcenet ; « McCartney III » de Paul Mac Cartney…), jusqu’à l’inauguration du « Covid Art Museum » sur Instagram, projet de trois barcelonais férus d’art (166 000 abonnés).
Finalement ce qui relevait d’une expérience singulière et d’une parenthèse a réintégré le collectif : nous vivons bien tous la même chose en même temps, ce troisième confinement nous le confirme. Le grand public fait-il dès lors une autre expérience du travail de l’artiste, appréciant sa capacité à lire et dire un quotidien communément dégradé, prenant conscience de l’utilité de l’œuvre dans une retraite et un isolement forcés ? Quel impact ont les canaux de diffusion de l’œuvre, essentiellement numériques depuis des mois, sur la réception du message artistique, sur le rapport à l’art ? Une nouvelle relation sera-t-elle initiée entre le public et la culture après la Covid-19 ?
Une enquête sur les pratiques culturelles et numériques des français après un an de crise sanitaire, réalisée en janvier 2021 par le cabinet GECE et Correspondances Digitales sur 10 000 personnes de plus de 15 ans, révèle que 81% des français sont touchés par la fermeture des lieux culturels (dont 41% très touchés). Les cinémas sont les équipements suscitant le plus un sentiment de manque, avant les théâtres, les salles de concerts et en dernier lieu les musées. Nous pourrions supposer que la diffusion (le médium) joue dans cette appréciation de la privation : il est plus évident sans doute de transposer une exposition d’œuvres d’art plastique en format numérique, qu’une pièce de théâtre par exemple – quoique -, mais quand bien même, les cinémas dérogent à la règle. Les plateformes de cinéma en ligne grand public préexistaient de surcroît à la crise sanitaire. L’enquête démontre d’ailleurs que les publics qui se languissent sont les publics habituels et connus de la culture pré-Covid. Toutefois, l’enquête observe que le numérique aurait peut-être permis de toucher 19% des enquêtés qui n’auraient eu aucune pratique culturelle sur les deux dernières années, sans que soient identifiés les freins antérieurs à ces pratiques (le temps, les moyens, l’accès ou le désintérêt), que le confinement aurait permis de résoudre.
Les opérateurs culturels sont aux abois et réfléchissent à la pérennisation des activités en ligne, à l’équilibre qu’il faudra trouver et à l’articulation qu’il faudra inventer avec la culture « en présentiel », en optant par exemple pour la monétarisation des activités numériques mais en la dosant pour fidéliser les nouveaux publics… Les puissances publiques comme les producteurs pensent local ou comment soutenir et favoriser le tissu culturel des territoires pour ne pas qu’il s’étiole. Dans un contexte d’immobilité forcée, les coopérations et le dialogue entre les cultures s’appauvrissent. Le public, quant à lui, déprime (un tiers des français n’a pas le moral selon l’enquête réalisée par le GECE en janvier 2021). L’ambiance est au repli au sens propre comme figuré : on remballe encore une fois les festivals du printemps, on se protège, et l’on régresse (« A cause du Covid, l’égalité homme-femme retardée d’une génération » titre le Huffington Post le 31 mars 2021 sur la base de l’étude annuelle du Forum économique mondial).
En revanche, il n’est peut-être pas futile de replier ses gaules pour ne pas attraper n’importe quel poison : des œuvres de mauvais goût et des réflexes protectionnistes. Et si nous redonnions au confinement son statut singulier de parenthèse et tâchions de penser, une fois n’est pas coutume, un peu comme avant ? Jean-Pierre Saez,directeur de l’Observatoire des Politiques culturelles, analysait dès juillet 2020 que la crise sanitaire nous offrait l’opportunité de produire une autre mondialisation affranchie des dérives du libéralisme et de la montée des nationalismes et des populismes – symptômes d’une crise de la démocratie – pour « se redire le sens des politiques culturelles dans le monde qui vient » (Cairn).
Chaque lundi, l’agence se réunit pour faire le point sur les projets en cours. Une réunion « technique », censée passer en revue de façon pratique les dossiers, mais qui suscite toujours des questions qui dépassent largement le point d’étape, nos dossiers étant traversés par toute l’actualité, par tous les domaines de l’activité humaine et des fantasmes humains. Alors, si de prime abord un ingénieur culturel ne semble pas au cœur d’une action susceptible de produire un journal de bord trépidant, peut-être qu’en cette rentrée 2020, qui n’a peut-être que la rentrée littéraire d’inchangée, si.
Ecrit à la première personne, ce journal de bord regroupe les points de vue personnels des membres de l’équipe de l’agence, qui s’expriment librement selon leurs sensibilités et expériences individuelles, partageant ainsi l’intérêt, la curiosité et les réflexions sociétales qui les attachent à leur métier.