Septembre 2020. 2/2
A l’agence il est question de plancher sur la place du numérique dans la culture en 2020. Signe que la question taraude dans le milieu culturel en général, Télérama consacre cette semaine sa une à une enquête « Les français et la culture : le futur sera-t-il tout numérique ? » L’enjeu d’établir notre propre dossier sur le sujet est pour nous de garder une longueur d’avance pour construire des préconisations pertinentes, prenant acte des mutations en cours et en projetant les conséquences, ce que l’on appelle la « veille prospective ».
Seulement, aborder le numérique comme un sujet en soi divise. Le numérique n’est-il pas un outil ? Je suis plutôt réfractaire à « l’omnumérique », un numérique omniprésent qui deviendrait omniscient, omnipotent et finalement omnivore, soit un état de pensée qui consisterait à vouloir une forme numérique quelle qu’elle soit avant de déterminer le sens de l’action qu’elle servirait. Exemple : « Comment développer la médiation numérique de mon musée ? » Mais, qui dit que le numérique sera nécessairement une réponse au développement de la médiation de ce musée ? Pourquoi le champ du numérique doit-il être un adjectif d’emblée inamovible, sans lequel la question serait sans objet ? Hérésie grammaticale !
Pendant le confinement, ne vous êtes-vous pas senti(e)s comme moi bousculé(e)s par cette profusion d’offres, voire d’injonctions, numériques, dénotant avec cette possibilité tout à coup de vivre une intéressante expérience analogique : une expérience sans barre de défilement, par conséquent une expérience dont on ne pouvait évaluer ni la durée, ni sauter un ou plusieurs chapitres, que l’on ne pouvant ni quitter en cours de route, en somme une expérience du non-choix, de l’obligation à vivre un processus dans son entièreté, sans possibilité de zapper ?
Le Président Macron nous avait enjoint à lire, et nous avons été abreuvé(e)s de nombreuses alternatives numériques nous éloignant de la possibilité d’ouvrir enfin ce livre jamais lu de notre bibliothèque. « Artistes, établissements culturels, radios et chaînes de télévision ont tout imaginé pour préserver un lien avec leur public : concerts en streaming, disques éphémères accessibles sur le Net, podcasts, retransmissions, visites virtuelles d’exposition, concours de photos, quiz, coloriages… » énumère Sophie Rahal dans Télérama. Des contenus numériques jusqu’à plus soif pour remplir les consommateurs que nous sommes. Ainsi, ectoplasme craché chez nous par nos ordinateurs en transe, le numérique est-il en effet devenu un sujet, la population n’y entendant rien en informatique, qu’il s’agisse de nom ou d’adjectif, étant désormais en situation officielle d’illettrisme numérique (17% de la population) ?
Tandis que sur Internet le consommateur va vers ce qu’il connaît déjà et qui est déjà beaucoup vu, l’intérêt d’une institution culturelle est de porter à l’attention du public « les créations qu’[elle a] su repérer ». Mais à force, l’établissement culturel a plus édicté ce qui faisait art que proposé ce qui lui semblait pouvoir l’être. Internet a alors donné l’impression qu’il permettait de rééquilibrer la possibilité de chacun à formuler la culture selon ses opinions. La médiation dans un établissement culturel a cela de fondamental qu’elle permet de rétablir mieux encore qu’Internet un partage de connaissances et d’outils à même de façonner sa propre culture mais sur la base de références communes à tous et sans s’enfermer dans ce que l’on connaît déjà. Pour récupérer l’attention des ouailles de la démocratisation culturelle, les établissements culturels doivent maintenant savoir sur quels réseaux sociaux poster leurs contenus numérisés, sans singer ce qu’ils ne sont pas.
En ce dimanche des invisibles Journées Européennes du Patrimoine 2020, télescopées par un autre patrimoine français, l’événement télévisuel et sportif du Tour de France, flânant dans le quartier du Trocadéro après avoir opéré un stratégique contournement du Musée du Louvre placé sur le devant de la scène, je me décide à entrer au Musée Guimet pour me délecter d’estampes japonaises consacrées au Mont Fuji, me laissant guider par ce sujet que je ne serai pas allée chercher sur Internet. L’exposition me permet d’établir des liens inattendus avec un roman lu récemment, la Théorie des nuages de Stéphane Audeguy. Elle me donne aussi l’envie de concrétiser un souhait que j’ai depuis longtemps de m’inscrire à un atelier pour en apprendre plus sur les différentes techniques de gravure. J’ai également le désir de prolonger cette immersion dans le Japon par un passage dans une librairie où je me ferai conseiller de la littérature japonaise. Une exposition c’est tout cela.
Mais, il se passe quelque chose de fort désagréable. Je dois passer par un portique de sécurité. Au guichet, on me demande de me dépêcher davantage. Mon sac est refusé au vestiaire à moins de signer une décharge de responsabilité concernant mon ordinateur, en cas de chute lors de la manipulation, ce que je consens à faire. Mais c’est maintenant ma veste qui est refusée à cause du coronavirus (!). La sortie sera aussi compliquée, le vestiaire se trouvant dans l’entrée que je ne suis plus censée fréquenter. Certes, certes, le Musée Guimet est en travaux et a dû modifier la déambulation du public. Toutefois, la place des établissements culturels ne se reconquerra pas seulement avec une politique omnumérique, mais aussi avec la perpétuation d’un sens de l’accueil et de la convivialité au sens le plus hospitalier du terme : con vivere, vivre ensemble. Que le visiteur soit accueilli par l’agent comme un invité ou comme un client, mais qu’il soit accueilli comme un semblable avant tout et non comme une oie, cette fois ! Qu’il ait le sentiment de pouvoir se mouvoir librement dans les contenus sans avoir à subir les entraves que lui confère son statut d’étranger : dans un esprit numérique en somme !
Chaque lundi, l’agence se réunit pour faire le point sur les projets en cours. Une réunion « technique », censée passer en revue de façon pratique les dossiers, mais qui suscite toujours des questions qui dépassent largement le point d’étape, nos dossiers étant traversés par toute l’actualité, par tous les domaines de l’activité humaine et des fantasmes humains. Alors, si de prime abord un ingénieur culturel ne semble pas au cœur d’une action susceptible de produire un journal de bord trépidant, peut-être qu’en cette rentrée 2020, qui n’a peut-être que la rentrée littéraire d’inchangée, si.
Ecrit à la première personne, ce journal de bord regroupe les points de vue personnels des membres de l’équipe de l’agence, qui s’expriment librement selon leurs sensibilités et expériences individuelles, partageant ainsi l’intérêt, la curiosité et les réflexions sociétales qui les attachent à leur métier.