Novembre 2020.
Octobre s’est déroulé de morne façon. J’ai gribouillé quelques lignes sur les mots-clés à la mode dont on se moque lors de chacune de nos réunions d’agence, vous savez, ces adjectifs devenus eux-aussi des sujets, ces caractéristiques devenues des contenus, l’inclusif, le disruptif, l’innovant, et le collaboratif… Ils nous font souvent citer l’humoriste Frank Lepage qui dès 2012 dans son sketch sur « Le vide des discours politiques » singeait déjà une dizaine de « concepts opérationnels, des mots qui ne veulent strictement rien dire mais qui donnent l’impression de dire quelque chose ».
J’ai aussi réfléchi aux rapports de force entre public et privé, entre gros et petits, à la faveur de discussions sur une opportunité de collaboration avec un grand groupe privé de gestion de ressources d’intérêt commun… Au fond, le débat pose la question du positionnement de l’agence sous un prisme militant, considérant que nous contribuons à défendre une vision de la culture et à préserver ses possibilités. S’agit-il alors de procéder par entrisme, en se laissant infiltrer dans les organisations susceptibles de mettre à mal la culture par une approche hégémonique et « conceptuelle-opérationnelle », pour agir en leur sein et infléchir les trajectoires de ces froides machines, les « ensauvager » (autre terme à la mode) ? Ou bien de procéder par « sortisme » comme l’écrit Marion Messina dans Socialter dans le numéro d’octobre-novembre consacré au militantisme en temps de crises, en restant sciemment à l’extérieur pour agir plus fort en retirant aux puissances supposées leur légitimité et donc leurs capacités ? Où s’arrête la culture, où commence la contre-culture ?
En octobre, je me suis réjouie aussi. Le 13 (les organisateurs étaient-ils superstitieux ?) les Transmusicales de Rennes annoncent leur 42ème édition. Elles choisissent d’affronter les « nouvelles normes sanitaires » (notons qu’il ne s’agit pas d’actualité donc de temporaire, on ne dit déjà plus « les normes actuelles », mais bien d’un remplacement général du protocole d’hygiène collectif, « les nouvelles normes », une nouvelle normalité à consonance durable). Du 2 au 6 décembre 2020, les Transmusicales organiseront (pas) comme tous les ans le festival, avec masques, gel et distances, mais surtout, avec du bon son et avec des gens physiquement réunis dans un même espace. Le 22 octobre, l’Etat décide la mise en place de couvre-feux dans plusieurs territoires, dont l’Ille-et-Vilaine. Les Transmusicales élaborent alors leur 7ème scenario depuis le déconfinement du printemps 2020, confirmant encore le festival, et réorganisant tous les concerts pour qu’ils terminent avant 21h ! C’est pourquoi je ressens un malaise profond à la lecture d’une pétition qu’une connaissance m’envoie au même moment en m’incitant à signer au plus vite sur change.org, aux côtés de 16 155 autres signataires : « Pour que le spectacle vivant et le cinéma soient des dérogations acceptées au couvre-feu ». Le texte dit ceci : « Le monde de la culture a énormément souffert du confinement. Il a été parmi les derniers à pouvoir se remettre en route, et ce avec des conditions difficiles. Aujourd’hui dans les salles de spectacle et de cinéma les règles sanitaires sont plus respectées que partout ailleurs. N’est-il pas exactement similaire de prendre le métro, train, bus ou RER pendant parfois des heures que de s’installer 1h ou 2 dans une salle de spectacle ou de cinéma ? Où est le bon sens ? La culture est vitale pour l’être humain tout comme elle l’est économiquement, dans notre pays en particulier ! » 16 155 signataires qui ne semblent pas ressentir comme moi les dangers du brandissement, dans un contexte de morcellement de notre société en myriades de communautés, d’intérêts plus que de pensée, ne s’écoutant plus qu’elles-mêmes, de l’exception culturelle. N’aurait-il pas été plus intéressant de lancer une pétition pour que les employeurs autorisent leurs employés à se rendre dans les salles de spectacles et de cinéma dès 17h pour des séances adaptées au couvre-feu dont la motivation, quoiqu’on dise de la pertinence de ce choix, n’est pas de nous punir mais de nous protéger ?
En octobre, finalement, j’ai suivi un webinaire sur l’impact écologique du numérique, mesurant à hauteur de 4% les gaz à effets de serre émis par la production de tout le matériel nécessaire à la dématérialisation et par la consommation énergétique requise pour l’approvisionnement de tous ces appareils et la télétransmission et le stockage de nos données.
Et puis, avec novembre, le reconfinement général est arrivé. Le télétravail a tout à coup beaucoup moins de sens lorsqu’il est isolé des rencontres et déplacements qui permettent de le nourrir, lorsqu’on reconsidère le bilan carbone des pixels devant soi, lorsqu’on avait remis à la semaine prochaine une sortie cinéma pour aller voir le dernier film d’Albert Dupontel, sans penser qu’il pouvait ne pas y avoir de semaine prochaine – on ne s’est pas encore habitué à l’incertitude, à la non-maîtrise de l’organisation du temps-, et que le loisir après le travail se fait avec le même outil que le travail : l’ordinateur. Et si… Et si, contre toute attente, c’est le numérique qui se prenait un sacré coup dans l’aile avec cette crise sanitaire, par le refus de s’enfermer dans une drôle de métonymie ?
Les Transmusicales, elles, ont dû s’annuler, pour ne pas que la volonté se confonde avec l’acharnement. L’équipe écrit : « il faut parfois savoir appuyer sur pause et se mettre au diapason de l’environnement dans lequel on s’inscrit. C’est là que se joue aussi l’esprit de responsabilité et de solidarité ». A méditer, avec un peu de musique.
Chaque lundi, l’agence se réunit pour faire le point sur les projets en cours. Une réunion « technique », censée passer en revue de façon pratique les dossiers, mais qui suscite toujours des questions qui dépassent largement le point d’étape, nos dossiers étant traversés par toute l’actualité, par tous les domaines de l’activité humaine et des fantasmes humains. Alors, si de prime abord un ingénieur culturel ne semble pas au cœur d’une action susceptible de produire un journal de bord trépidant, peut-être qu’en cette rentrée 2020, qui n’a peut-être que la rentrée littéraire d’inchangée, si.
Ecrit à la première personne, ce journal de bord regroupe les points de vue personnels des membres de l’équipe de l’agence, qui s’expriment librement selon leurs sensibilités et expériences individuelles, partageant ainsi l’intérêt, la curiosité et les réflexions sociétales qui les attachent à leur métier.